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Pratiques artistiques et culturelles

Rendre la culture au peuple et le peuple à la culture

Un article de Christophe Laplace-Claverie et Corinne Baudelot, in "Courants d’art, l’enjeu des pratiques culturelles et artistiques amateurs", INJEP, 2002

L’histoire de l’action culturelle à Peuple et Culture commence après-guerre sur ce qui a fondé, avec d’autres mouvements d’éducation populaire, notre identité commune, c’est-à-dire le contexte de la reconstruction et l’idée d’une nécessaire transformation sociale dans le prolongement des avancées du Front Populaire de 1936.

A l’époque, les loisirs se développaient ; le niveau d’instruction, le système scolaire, les équipements et les industries culturelles n’étaient pas ce qu’ils sont actuellement et il s’agissait de permettre, par l’éducation populaire, une forme d’émancipation et de promotion sociale. Cette idée est restée bien présente (et plus fertile à bien des égards que des concepts récents comme la "médiation"). Idéologiquement, nous nous situons ainsi toujours plus comme des "animateurs" que comme des "médiateurs".

Des questions telles que "Comment se mettre au service du plus grand nombre ?", que ce soit pour des activités de type artistique ou dans d’autres domaines (apprentissage interculturel, formation, éducation du citoyen, économie solidaire...) constituent notre orientation essentielle. Joffre Dumazedier (1915-2002), président fondateur de l’association, fut d’ailleurs en tant que sociologue et enseignant le grand théoricien de la sociologie des loisirs . Pour lui, l’enjeu majeur de l’action et du développement culturels se situait dans un usage émancipateur du temps libéré par la baisse continue du temps de travail depuis le XIXe siècle et il appartenait selon lui à des mouvements d’éducation populaire comme Peuple et Culture de créer pour cela des espaces d’autoformation individuelle et collective. Dans cette perspective, la culture ne se limite donc pas à l’art et inscrit résolument celui-ci dans une visée de transformation sociale. Si elle est au cœur de notre projet, cette dimension a pu au fil des décennies constituer un stigmate, un élément plutôt négatif, dans l’appréhension que certains interlocuteurs institutionnels pouvaient avoir de nos actions. En même temps, ce qui caractérise Peuple et Culture est d’avoir toujours considéré que le travail avec des artistes et sur des formes artistiques apportait un enrichissement dans la perception et la compréhension du monde environnant, impossible par d’autres voies. Notre parti-pris a donc été très tôt d’associer des artistes à nos actions en pariant sur le fait qu’ils auraient, dans leur vision du monde, dans leur métier, quelque chose de particulier à partager. Ciné-clubs, fiches et clubs de lecture, Universités d’été, montages culturels, débats lors du Festival d’Avignon, diffusion théâtrale furent ainsi dès les années 50 et 60 autant d’occasions de susciter des rencontres avec des artistes, déjà confirmés ou en devenir.

Avec l’avènement de la loi de 1971 sur la formation professionnelle et l’éducation permanente, beaucoup d’associations ont cherché à investir le champ d’action ainsi ouvert. La montée en puissance d’un véritable marché dans ce domaine les a cependant peu à peu confinées dans un secteur moins "rentable" mais pour lequel leurs valeurs de référence et leurs démarches spécifiques constituaient un atout reconnu par les pouvoirs publics : celui de la formation des publics dits "en difficulté". Après une forte implication dans les dispositifs d’insertion - qui atteignit sans doute son apogée dans les années 1980 - vint la période des remises en cause. Face aux limites et aux contraintes des programmes d’insertion, nombreuses furent alors les équipes qui réinvestirent l’action culturelle, y compris au sein de leurs démarches de formation, comme un moyen de se recentrer sur la question de l’émancipation des personnes, des groupes et de renouer plus explicitement avec un projet de société.

Quelques exemples pour illustrer ce propos :

  • A Montpellier, La Boutique d’écriture, est née dans un quartier périphérique de la ville, dans une équipe de militants de Peuple et Culture développant formation et animation autour de la langue et du livre. Ce projet avait un parti-pris très affirmé d’associer des écrivains en résidence permanente pour animer des ateliers d’écriture ouverts à un public aussi divers que possible et faire connaître les productions de cette expérience à la fois individuelle et collective du rapport à la langue, à l’écriture, à la création, bien au-delà du quartier. La Boutique a pris son essor et développé sa particularité autour de cette collaboration entre des populations et des écrivains.
  • A Brest, une autre association du réseau Peuple et Culture a commencé son activité autour des échanges internationaux interculturels. Puis elle a emménagé dans un quartier périphérique de Brest, avec une mixité sociale et une précarité importante. Son projet a alors évolué, pour développer d’autres aspects en réponse aux besoins et aux manques identifiés par ses acteurs dans leur environnement direct. Elle a ainsi fait appel à des artistes pour ouvrir les horizons, en travaillant sur des formes plastiques qui ont évolué en "bannières". En partenariat avec d’autres associations, notamment liées aux communautés d’origines culturelles diverses, elle organise ainsi l’accueil d’artistes venus de différents pays pour réaliser ces peintures aux formats géants en y conviant les habitants du quartier. Cela permet également d’associer à ce travail la médiathèque du quartier ou des établissements scolaires. Ensuite, ces bannières sont affichées dans l’espace public, sur les murs de la ville, hors les murs des institutions.
  • A Nantes, l’association Peuple et Culture Loire-Atlantique, après avoir abandonné ses activités dans le champ de la formation professionnelle au début des années 90, s’est recentrée sur un travail de réflexion et de formation associative et citoyenne. Son installation dans le quartier de Malakoff il y a quelques années a également marqué une nouvelle évolution, en conduisant l’association à initier un projet centré sur l’identité du quartier, objet d’un Grand Projet de Ville qui devait l’amener à être partiellement détruit et reconstruit. A travers un travail de collecte de textes, sous forme de carnets d’écriture, d’images et d’objets et en impliquant à chacune de ces étapes un ou plusieurs artistes professionnels, il s’agit de faire témoignage, de créer une mémoire collective de ce lieu de vie, de valoriser ainsi son identité en recomposition. Dans une période de réhabilitation qui entraîne à la fois démolition et reconstruction, l’enjeu est que les habitants ne se contentent pas de subir une "opération de requalification urbaine" mais qu’ils soient eux aussi acteurs et porteurs d’une parole sur la transformation de leur quartier.

Pour nous, il y a ce pari que les formes artistiques ont quelque chose à voir avec des questions de société, avec cette idée d’appropriation et d’émancipation. Les fondements de notre action culturelle sont donc à la fois politiques, sociaux et éducatifs.

Créer des passerelles, des ponts, des synergies entre différents enjeux, telles sont la force et la pertinence de l’art, pour peu que l’on n’enferme pas les artistes et les formes artistiques dans des logiques marchandes, élitistes ou communicationnelles. Si un artiste peut apporter ses compétences, sa réflexion, son expérience, autant de moyens d’agir sur les représentations, en retour un cadre de travail différent, une participation à la vie quotidienne d’un quartier, d’une ville, d’un territoire peuvent nourrir sa pratique.

Peuple et Culture Corrèze, association située à Tulle, travaille ainsi depuis longtemps sur l’articulation entre art, information et politique. Ainsi lorsqu’elle fait appel à des artistes comme le metteur en scène Armand Gatti ou le photographe Marc Pataut, c’est autant parce que leur création porte la trace d’un engagement social fort qui peut s’enrichir de la rencontre que parce que cela va ouvrir l’association et le réseau local qu’elle mobilise à un autre regard, à d’autres relations.

Cette réciprocité est essentielle pour que le partenariat entre l’artiste et l’équipe de l’association locale puisse se construire sur des bases saines. C’est pourquoi il est important que la collaboration ne se limite pas à un travail de diffusion, en présence de l’artiste, de ses œuvres, mais qu’elle intègre aussi à différentes étapes des temps de sensibilisation (ateliers de pratiques artistiques) et de production (création en résidence).

Il y a quelques années, nous avions organisé, dans le cadre d’un partenariat avec le ministère de la Culture, un séminaire national à Sommières, dans le Gard, sur le thème "Création sociale et travail artistique" afin d’illustrer et de mettre en valeur les collaborations entre artistes et action associative d’éducation populaire. Les débats ont, entre autres, porté sur la manière dont les artistes peuvent exercer leur métier avec une portée sociale, sans que "social" soit aussitôt associé à une "dérive des banlieues" misérabiliste.

"Rendre la culture au peuple et le peuple à la culture" , telle était la devise originelle de notre mouvement. L’enjeu demeure à nos yeux entier, même s’il doit aujourd’hui prendre en compte d’autres dimensions liées à l’évolution de nos sociétés, en particulier celles des effets de la mondialisation économique et financière et du multiculturalisme.

Article rédigé partir de l’intervention de Christophe Laplace-Claverie à l’occasion de la Rencontre INJEP des 18 et 19 décembre 2002 "Identifier, accompagner et partager les pratiques artistiques en amateur".